Dans la canicule de Karachi, l’odeur âcre de la mort
Correspondant de l'AFP à Karachi
KARACHI, 26 juin 2015 – Nous avons vécu des journées agitées, épuisantes. Au bureau de l’AFP à Karachi, la climatisation centrale s’arrête de fonctionner à une heure de l’après-midi, pile dans la période la plus chaude de la journée, à cause des coupures d’électricité. A la maison, des pannes de courant se produisent tout le temps pendant la nuit et fermer l’œil est pratiquement impossible. On se réveille sans cesse, le corps ruisselant de sueur. Il n’y a guère de nuit où je réussis à dormir plus de trois heures.
Les premières informations selon lesquelles la vague de chaleur que nous subissons est en train de provoquer une hécatombe commencent à apparaître dans les médias locaux durant le weekend du 20 juin. Jusque-là, tout le monde souffrait de la canicule, et des manifestations éclataient ponctuellement contre les coupures de courant, qui privent la population d’air conditionné et de ventilateurs et perturbent un système d’adduction d’eau déjà défaillant. On voyait fréquemment dans les rues les traces des pneus brûlés par les protestataires. Mais les morts n’étaient pas visibles. Ce n’est que lorsque je commence à appeler les hôpitaux que je réalise la gravité de la situation.
Une morgue de Karachi débordée par les victimes de la canicule, le 22 juin 2015
(AFP / Rizwan Tabassum)
J’ai passé ma jeunesse à Hyderabad, à 160 kilomètres au nord de Karachi. Les températures y dépassent couramment les 40 degrés pendant l’été, au cours duquel un vent brûlant souffle comme une fournaise. Mais depuis vingt ans que j’habite à Karachi, je n’ai jamais connu une vague de chaleur pareille.
Durant le weekend et au début de la semaine suivante, le ciel est clair et le soleil impitoyable. Le thermomètre atteint 45 degrés. Quelques minutes en plein soleil suffisent pour être trempé de sueur des pieds à la tête. Dans le quartier central de Saddar, qui est habituellement noir de monde, les rues sont presque désertes. Les vendeurs de rue ont abandonné leurs chariots et leurs étals pour se terrer dans le moindre coin d’ombre qu’ils peuvent trouver.
Une femme atteinte d'un coup de chaleur est transportée vers un hôpital de Karachi, le 23 juin
(AFP / Rizwan Tabassum)
En une semaine, la canicule fait plus de mille morts. Les morgues sont débordées, les fossoyeurs n’arrivent plus à répondre à la demande. A l’extérieur d’un dépôt mortuaire géré par la Fondation Edhi, la principale association caritative du Pakistan, je vois des proches de victimes qui se tiennent là en groupes. Certains sont incapables de trouver une place à l’intérieur pour leur défunt.
La vague de chaleur frappe de plein fouet les travailleurs pauvres, qui n'ont souvent d'autre choix que d'aller quotidiennement sur des chantiers pour gagner de quoi manger quelles que soient les conditions, de même que les malades, les vieillards, et toutes les personnes les plus vulnérables dans cette mégalopole chaotique et souvent cruelle. Je rencontre Moin Ahmed Khan, qui vient de perdre sa mère âgée de 80 ans. « Elle allait bien et puis, un soir, tout à coup, elle s’est mise à vomir. Je lui ai mis la tête sur mes genoux, elle a eu deux hoquets et elle est morte », me raconte-t-il.
Un homme porte le corps de son fils de trois ans, tué par la canicule, dans une morgue de Karachi le 22 juin (AFP / Rizwan Tabassum)
Après tant d’années de violence terroriste, nous, les journalistes au Pakistan, sommes malheureusement habitués à la mort. L’odeur des corps en décomposition nous est familière. Quand l’ancienne Première ministre Benazir Bhutto était revenue au Pakistan en 2007, un attentat à la bombe contre son cortège à Karachi avait fait 139 morts. Après cette attaque, j’avais passé une demi-heure à la morgue pour un reportage sur les victimes. L’odeur était restée collée dans mes narines pendant des semaines.
Alors, cette semaine, quand je me rends dans une morgue et que je respire à nouveau l’odeur âcre et nauséabonde de la mort, je décide rapidement de passer à autre chose, d’aller dans les hôpitaux pour observer ce qui est en train d’être fait pour les vivants.
Une victime de coup de chaleur est transportée à l'hôpital à Karachi, le 23 juin
(AFP / Rizwan Tabassum)
Là, j’assiste à des scènes terribles. Je vois des proches de patients inconscients faire des tentatives désespérées pour les rafraîchir en les éventant, en leur passant des linges mouillés sur le corps, en roulant des bouteilles d’eau froide sur la plante de leurs pieds. A l’extérieur, des postes de secours tenus par l’armée et des partis politiques offrent des bouteilles d’eau minérale et de jus de fruits aux passants. Au cours de ces journées, les hôpitaux de la ville auront reçu 80.000 personnes atteintes de coups de chaleur, de suffocation ou de déshydratation.
Des habitants de Karachi s'abritent de la chaleur dans une mosquée, le 22 juin
(AFP / Asif Hassan)
Nous sommes en plein ramadan, le mois lors duquel les musulmans pratiquants s'abstiennent de manger et boire du lever au coucher du soleil. Les jeûneurs les moins vaillants se sont retrouvés affaiblis et démunis face à la brusque montée des températures. Plusieurs dignitaires religieux ont appelé les plus fragiles à ne pas jeûner en rappelant que cela leur est permis par le Coran.
Depuis le 24 juin, les températures ont un peu baissé, le temps est plus nuageux et on peut à nouveau sentir la brise marine.
Comme les vingt millions d’autres habitants de Karachi, j’espère que cela va continuer.
Ashraf Khan est correspondant au bureau de l'AFP à Karachi. Suivez-le sur Twitter.