A bord du brise-glace qui n'a plus de glace à briser (1)
KUGLUKTUK (Canada), 21 septembre 2015 - C’est le fleuron de la Garde côtière canadienne et un laboratoire scientifique flottant à la pointe des recherches sur le réchauffement de la Terre : le brise-glace NGCC Amundsen vogue chaque été depuis douze ans à travers l’Arctique canadien, en quête d’indices mesurant l’évolution du climat. Ce sera mon véhicule de reportage jusqu’au 1er octobre.
Ici, au nord du cercle polaire, la hausse des températures générée par l’homme est beaucoup plus soutenue que dans le reste du globe. Le mercure y est déjà, au moins, supérieur de trois degrés par rapport à l’âge préindustriel, contre +0,8 degré en moyenne pour l’ensemble de la planète.
A l’approche de la COP21, la conférence de l’ONU sur les changements climatiques qui se tient début décembre à Paris, embarquer sur l’Amundsen, un navire de 98 mètres de long parfaitement autonome, constitue une formidable opportunité pour constater l’accélération des bouleversements sur le toit de la Terre. Pour le journaliste que je suis, c’est également une chance rare de côtoyer les meilleurs chercheurs en la matière, en plus de pouvoir accéder à l’une des régions les plus inaccessibles de la planète.
Correspondant de l’AFP au Canada, cela fait quelques années déjà que je couvre les questions d’exploitation des ressources naturelles et d’environnement. J’ai donc tenté ma chance auprès du réseau scientifique ArcticNet qui gère le brise-glace chaque été. Après avoir expliqué ma démarche, fourni nombre de documents officiels aux Gardes-côtes pour les convaincre de ma relative bonne morale et que je ne suis pas un espion russe, rendez-vous m’a été donné à Kugluktuk. Un hameau inuit sur les rives de l’océan Arctique, à l’entrée occidentale du Passage du Nord-Ouest, cette voie maritime qui relie l’Asie à l’Europe.
Dégel et nouveaux oiseaux
Même si le thermomètre flirte avec le zéro et que des petits flocons de neige tombent ça-et-là en ce mois de septembre, il ne faut pas se méprendre : l’hiver est en retard, et cela désole les locaux.
A Kugluktuk, il n’y a pas un aîné qui n’ait pas une anecdote à raconter sur l’évolution suspecte du climat: vents du nord toujours plus soutenus, formation des glaces toujours plus tardive, dégel du pergélisol (le sol glacé, en principe, en permanence), arrivée de nouveaux oiseaux jusqu’alors inconnus à ces latitudes et disparition de nombreuses plantes. L’Arctique est en pleine mutation et ces vieillards inuit, qui ont grandi dans des igloos, en sont les témoins les plus proches.
D’ordinaire quasi-coupée du monde, Kugluktuk est bien populaire ces jours-ci : après deux bateaux de croisières il y a dix jours, deux pétroliers mouillent actuellement dans sa baie, ainsi que deux navires de la Garde côtière canadienne, le Terry Fox et le Louis Saint-Laurent. Ces derniers sont de retour d’une expédition au Pôle Nord afin d’en cartographier les fonds marins. Le gouvernement conservateur de Stephen Harper espère en revendiquer la souveraineté auprès de l’ONU.
Programme chargé
Le trafic maritime augmente, timidement, dans ces eaux polaires, mais le Canada ne dispose d’aucun port en eau profonde dans l’Arctique. Impossible pour les navires d’accoster. C’est donc par hélicoptère que je rejoins l'Amundsen, en compagnie de cinq scientifiques.
Il se dégage immédiatement le sentiment d’être à mi-chemin entre un documentaire du commandant Cousteau sur la Calypso, et le film La Vie aquatique de Wes Anderson, tant les chercheurs et l’équipage conjuguent l’humour avec la gravité des sujets étudiés. Aux côtés de la quarantaine de marins de la Garde côtière, le navire accueille autant de scientifiques Canadiens, Américains, Français, Chinois, ou encore Néo-Zélandais. Une petite Société des Nations au chevet d’une région du globe dont l’avenir dictera dans les prochaines décennies celui du reste de l’Humanité.
Le programme de recherches est très chargé. Dès que l’hélicoptère a terminé ses rotations, l’Amundsen appareille. Cap sur Cambridge Bay, pour ensuite remonter vers le nord, au-delà de Resolute Bay où je débarquerai après deux semaines en mer.
Comme pour ajouter à l’enchantement des premiers instants à bord, les aurores boréales se donnent en spectacle la nuit tombée. Désertant le bar du navire, équipage et chercheurs se pressent sur le pont arrière pour admirer en ce samedi soir cette danse lumineuse qui se joue sous un vent glacial. L’Arctique commence à peine à dévoiler sa magie, initiés et novice succombent.
À bord de l’Amundsen : Où est la glace?
SUR LE CANAL M’CLINTOCK (Canada), 24 septembre 2015 - Moteurs à plein régime, l’Amundsen vogue depuis 24h plein Nord. Le brise-glace rouge de la Garde côtière canadienne remonte le Passage du Nord-Ouest via le Canal M’Clintock après avoir louvoyé pendant trois jours dans le Golfe de la Reine-Maud où les scientifiques ont mené, nuit et jour, des prélèvement d’eau de mer, de zooplanctons et de sédiments dans des zones jamais étudiées auparavant. Avec toujours ce constat effrayant : l’océan Arctique est totalement libre de glace.
Devant son ordinateur, Roger Provost, l’officier chargé de l’observation de cette ressource désormais bien rare (du moins en été), me présente les derniers relevés satellites du Haut Arctique vers lequel nous nous dirigeons.
« J’ai pas beaucoup de chose à dire sur la glace, y’en a pas », lance-t-il, dépité.
Pourtant, il y a quelques années encore, aucun navire, pas même l’Amundsen, n’aurait pu naviguer ici en ce début d’automne. La banquise, trop épaisse, empêchait tout passage. Fin juillet 1978, le brise-glace Pierre Radisson, alors en voyage inaugural, avait mis douze heures heures à faire demi-tour dans le détroit de Victoria et à rebrousser chemin, raconte Roger alors que nous nous trouvons justement dans ce passage liant le Golfe de la Reine-Maud au Canal M’Clintock. Trente-sept ans et deux mois plus tard, il n’y a aucune trace de glace à l’horizon.
En près de quarante ans passés dans l’Arctique, Roger Provost a sillonné les moindres fjords, baies et chenaux de l’Archipel canadien. Jamais, pas même lors des dernières années qui étaient déjà exceptionnellement chaudes, n’avait-il assisté à une telle situation. « Ceux qui veulent remettre en question le réchauffement climatique font l’autruche, ce sont des aveugles ! », lance l’officier, conscient, à trois ans de la retraite, de vivre la fin d’une époque.
Pour les scientifiques dont la présence sur le brise-glace vise justement à observer la glace, cette situation est bien embarrassante : comment étudier quelque chose qui est devenu introuvable? Avant de naviguer dans le Passage du Nord-Ouest, et de me récupérer le samedi 19 septembre à Kugluktuk, l’Amundsen avait passé plusieurs semaines en mer de Beaufort, au nord de l’Alaska et des confins occidentaux du Canada. Le navire a dû voguer toujours plus au nord pour trouver les morceaux de banquise recherchés. Là encore, c’était du jamais vu.
Équipage et scientifiques n’ont d’ailleurs de cesse de raconter leur rencontre improbable avec trois ours polaires, une mère et ses deux petits, en pleine mer de Beaufort. L’Amundsen mouillait alors à environ 300 km des côtes, alors que la lisière de la banquise se trouvait encore à 150 km plus au nord. Et les trois ours étaient là, visiblement perdus. Après avoir rôdé autour du brise-glace en pleine nuit, alors que des opérations scientifiques étaient en cours, les mammifères l’ont retrouvé douze heures plus tard, alors qu’il avait pourtant repris la mer pour effectuer d’autres prélèvements plus loin.
Les animaux ont passé plus de deux heures à tourner autour du bateau, peut-être attirés par le fumet alléchant de l’excellente cuisine préparée à bord (il parait que l’on repart toujours d’un séjour sur l’Amundsen avec une poignée de kilogrammes supplémentaires).
Sur la vidéo ci-dessous, filmée par Kathryn Purdon, chercheuse à l’Université de Victoria, on voit d’ailleurs les animaux tenter de couper le câble de la Rosette, un instrument valant au moins 100.000 dollars et servant à effectuer des prélèvements dans l’océan.
Vidéo tournée par Kathryn Purdon, de l'Université de Victoria (si vous ne parvenez pas à la visualiser correctement, cliquez ici)
Finalement, l’Amundsen a dû lever l’ancre et voguer bien plus loin pour semer les ours.
L’hypothèse répandue à bord est que la femelle aurait voulu emmener ses petits chasser sur la glace. Elle a sans doute dû se rendre dans une zone où elle avait l’habitude de venir se gaver en phoques et autres narvals et morses. Sauf que la banquise n’était plus là.
Les gardes-côtes et les scientifiques disent garder de cette rencontre un même sentiment de tristesse, tant il était surprenant de rencontrer ces ours en haute mer, si loin des côtes et de la banquise.
Pour le journaliste venu étudier le réchauffement climatique que je suis, le recul si prononcé de la glace et de telles anecdotes animalières tombent fort à propos pour illustrer mon reportage, mais je serais bien en peine de m’en réjouir. Plus nous voguons au-delà du 70ème parallèle, dans cet océan Arctique dénué de glace, plus se fait pesant le sentiment d’assister à l’aube d’une nouvelle ère pleine d’inconnues climatiques, d’épisodes météorologiques extrêmes et de conséquences socio-politiques sans doute chaotiques.
A bord de l’Amundsen, ces océanographes, chimistes, physiciens, paléontologues, spécialistes de l’atmosphère ou encore de la glace sont en train de décrypter ce qui se passera aux termes du « tipping point » (point de bascule) que nous sommes en train de vivre. Car pour eux, quelques que soient les conclusions de la COP21 de Paris ou d’autres conférences internationales sur le sujet, il ne fait aucun doute la transition est déjà bien avancée.
Plutôt que de se faire oiseaux de mauvais augure, ils soulignent avec recul et sang-froid que la Terre a déjà connu nombres de réchauffements et de refroidissements. C’est même une « anomalie » qu’un climat si tempéré, si équilibré, se soit imposé sur la planète il y a dix ou quinze-mille ans et ait permis à une espèce (l’homme) de prospérer de la sorte, insiste le chef de la mission scientifique, Roger François. Ce dernier est déjà tellement habitué à la situation qu’il élabore sur de tels sujets au détour d’une travée extérieure, vêtu d’un simple t-shirt par -5 degrés.
Reste désormais pour ces chercheurs à essayer de déterminer la portée des « feedback loops », les chaînes de conséquences entraînées par la modification de l’équilibre antérieur, par exemple la fonte du pergélisol (qui génère quantité de Gaz à effets de serre) ou de la banquise (qui modifie la composition des océans). Telle une chaîne de dominos qui tombent en poussant le suivant, et ainsi de suite, la portée de ces « feedback loops » constituent l’une des plus grandes énigmes du changement climatique, et sans doute de notre époque.
Dores et déjà, le recul de la glace a en tous cas bien été intégré par l’administration de la Garde côtière canadienne : les officiers chargés de l’observation des glaces comme Roger Provost ne sont plus que six, contre trente-deux lorsque ce dernier a débuté sa carrière. Son rôle n’est pourtant pas vain à bord : passé le 72ème parallèle, au nord du Canal M’Clintock, des morceaux de glace ont commencé à apparaître. Enfin.
Clément Sabourin est journaliste au bureau de l’AFP à Montréal. Suivez-le sur Twitter.